Chapitre XIV

— L’une des causes majeures de cet accident, expliquait Piaget, « a été l’inconscience de la victime même, qui se tenait si près du rebord du toit ».

L’enquête s’était déroulée dans la chambre d’hôpital de Dasein. – « Puisque c’est sur les lieux même de l’accident et que cela convient au Docteur Dasein, qui n’est pas encore entièrement remis de ses blessures et de son choc. »

Un enquêteur avait été spécialement dépêché par le bureau du Procureur d’État. Il était arrivé juste avant la convocation, prévue à dix heures du matin. Cet enquêteur, un certain William Garrity, était à l’évidence une connaissance de Piaget : ils s’étaient salués en s’appelant « Bill » et « Larry », au pied même du lit de Dasein. Garrity était un petit homme à l’air fragile, cheveux blonds, visage étroit figé dans un masque de méfiance.

L’instruction était menée par le Coroner de Santaroga, un noir inconnu de Dasein jusqu’à ce matin – Leroy Cos : Chevelure grise et crépue, visage massif et carré empreint d’une distante dignité. Il était vêtu d’un costume noir et s’était tenu à l’écart de l’agitation initiale jusqu’aux dix heures tapantes, moment où il s’était assis derrière la table installée à son intention, l’avait tapotée avec son crayon et annoncé : « Nous allons donc procéder à la séance d’instruction. »

Spectateurs et témoins s’étaient installés sur les chaises pliantes apportées pour l’occasion. Garrity partageait une table avec le substitut du Procureur, qui devait s’avérer apparenté aux Nis : Swarthout Nis, un homme qui avait les épaisses paupières, la bouche large et les cheveux blonds de la famille mais pas sa typique fossette au menton.

Depuis deux jours que s’était produite la tragédie, Dasein avait vu ses émotions submergées par une colère croissante contre Selador – cet imbécile, ce fichu imbécile qui s’était tué de cette manière.

Assis dans la chaise des témoins, Piaget résuma les faits pour Dasein.

— En premier lieu, disait-il et son visage rond respirait une franche indignation, « il n’avait pas à conduire le Docteur Dasein dehors. Je m’étais suffisamment expliqué sur la condition physique de mon patient ».

Garrity, l’enquêteur officiel, demanda à poser une question :

— Vous avez vu l’accident. Docteur Piaget ?

— Oui. M. Burdeaux, ayant vu le Docteur Selador pousser mon patient sur la terrasse et sachant que je considérais ceci comme susceptible de le fatiguer, m’avait immédiatement appelé. Je suis arrivé à l’instant même où le Docteur Selador trébuchait et tombait.

— Vous l’avez vu trébucher ? interrogea Swarthout Nis.

— Absolument. Il a essayé de se rattraper à la poignée de la chaise roulante du Docteur Dasein. Je considère que c’est une chance qu’il n’ait pu le faire : ils auraient l’un et l’autre basculé par-dessus la margelle.

Selador, trébucher ? songea Dasein. Un sentiment de soulagement l’envahit. Il a trébuché ! Je ne l’ai pas heurté. Je savais bien que je n’en avais pas la force. Une planche mal fixée à la balustrade, peut-être ? Un bref instant, Dasein se rappela le contact de ses mains sur les roues du fauteuil, leur prise ferme, assurée, le choc mou. Une planche peut donner cette impression, se dit-il.

Burdeaux avait maintenant remplacé Piaget sur la chaise des témoins et corroborait sa déposition. Alors ce doit être vrai.

Dasein sentit les forces lui revenir. Il commençait à voir son expérience à Santaroga comme une succession de plongeons au sein de rapides furieux. Chaque plongeon l’avait laissé plus faible jusqu’au dernier qui, par un processus de fusion mystique, l’avait mis au contact d’une source de force infinie. Cette force qu’il ressentait maintenant.

Son existence avant Santaroga prenait l’apparence d’un mythe fragile qui flottait vaguement dans sa mémoire : un arbre dans un paysage chinois, entr’aperçu dans une brume pastel. Il sentait confusément qu’il était entré dans un nouvel épisode de sa vie qui avait modifié son passé. Mais le présent, ici et maintenant, l’entourait tel le tronc d’un massif séquoia, fermement campé sur ses racines, soutenant de robustes branches de lucidité et de raison.

Garrity, avec ses questions somnolentes, n’était qu’un futile incompétent :

— Et vous avez immédiatement accouru auprès du Docteur Dasein ?

— Oui monsieur. Il était souffrant et très faible. J’avais peur qu’il ne tente de se lever de sa chaise et ne tombe.

— Et le Docteur Piaget ?

— Il a couru en bas, monsieur, voir ce qu’il pouvait faire pour la victime.

Seuls dans cette pièce les Santarogans étaient conscients, s’aperçut Dasein. Il se rendit compte que plus il devenait conscient, et plus son inconscient devait s’élargir – une question d’équilibre naturel. Ce devait être l’origine de la force que se donnaient mutuellement les Santarogans, bien sûr : une base commune sur laquelle chaque élément devait trouver sa place.

— Docteur Dasein, dit le juge d’Instruction. Dasein vint prêter serment. Tous les yeux se tournèrent vers lui. Seuls ceux de Garrity le troublaient : voilés, distants, dissimulateurs ; les yeux d’un étranger.

— Avez-vous vu tomber le Docteur Selador ?

— Je… M. Burdeaux m’a appelé. Je me suis tourné vers lui et j’ai entendu un cri. Quand j’ai regardé derrière moi… les pieds du Docteur Selador disparaissaient par-dessus le rebord.

— Ses pieds ?

— C’est tout ce que j’ai pu voir.

Dasein ferma les yeux au souvenir de cet instant de terreur paralysante. Il s’aperçut que sa mémoire se projetait comme un zoom, visualisait en gros plan ces deux pieds. Un accident – un terrible accident. Il rouvrit les yeux, effaça cette vision avant que ne se reproduisent le hurlement, l’impact final.

— Connaissiez-vous depuis longtemps le Dr Selador ?

— Il était… oui. Quelles intentions se cachaient derrière les yeux obscurs de Garrity ?

Celui-ci sortit une feuille de papier d’une serviette posée sur la table, l’examina et dit :

— J’ai sous les yeux une page du journal tenu par le Dr Selador. Sa femme me l’a fait parvenir. Un passage attire mon attention. Je vais le lire à…

— Est-ce en rapport avec l’affaire ? interrogea Cos.

— Peut-être que non, monsieur. Et peut-être que si. Je voudrais l’avis du Dr Dasein. Nous sommes, après tout, simplement à la recherche de la vérité dans cette terrible tragédie.

— Puis-je voir le passage ? C’était Swarthout Nis, le Substitut du Procureur, qui avait posé la question d’une voix suave.

— Mais certainement.

Nis prit la feuille, la lut.

Qu’est-ce que c’est ? se demanda Dasein. Qu’a bien pu écrire Selador que sa femme juge utile d’envoyer à l’enquêteur officiel ? Est-ce la raison de la présence de Garrity ?

Nis restitua le papier.

— Si l’on garde à l’esprit que le Dr Selador était psychanalyste, ce passage pourrait avoir plusieurs interprétations. Je ne vois aucune raison toutefois d’empêcher le Dr Dasein de l’éclairer pour nous – s’il le peut.

— Puis-je le voir ? C’était le Juge d’Instruction.

Garrity se leva, porta la feuille à Cos, attendit pendant qu’il le lisait.

— Très bien, finit-il par dire en lui restituant le document. « C’est, je présume, le passage que vous avez souligné de rouge qui vous préoccupe. Vous pouvez interroger le témoin sur ce passage si vous le désirez. »

Tenant le papier d’une main raide, Garrity se retourna et fit face à Dasein. Il le lut, y jetant épisodiquement un coup d’œil : « Dasein – un instrument dangereux pour le projet. Il faudrait les avertir. »

Il rabaissa la feuille.

— Quel projet, Dr Dasein ?

Un silence épais comme le brouillard tomba sur la pièce.

— Je… quand a-t-il écrit ceci ?

— D’après sa femme, cela remonte environ à un mois. Je répète : quel projet ?

Dasein chercha dans ses souvenirs. Un projet… dangereux ?

— Le… seul projet… Il hocha la tête. Ça ne voulait rien dire.

— Pourquoi êtes-vous venu à Santaroga, Dr Dasein ?

— Pourquoi ? Ma fiancée y habite.

— Votre fiancée…

— Ma nièce, Jenny Sorge, intervint Piaget.

Garrity lui jeta un œil : Piaget était assis maintenant au premier rang. Il reporta son regard sur Dasein :

— N’êtes-vous pas venu ici pour faire une étude de marché ?

— Oh, c’est ça… oui. Mais je ne vois pas quel danger il pouvait y avoir à… Dasein hésita, prenant tranquillement son temps. « …à moins qu’il ait eu peur que j’aie l’esprit trop absorbé par d’autres préoccupations ».

Un bref frémissement de rire parcourut la salle. Le Juge tapota de son crayon et dit :

— Je vous rappelle que l’affaire est sérieuse. Un homme est mort.

Silence.

Garrity rejeta un coup d’œil à la feuille qu’il tenait. Le papier semblait avoir gagné du poids, tirait sa main.

— Qu’y a-t-il d’autre sur cette page de son journal, demanda Dasein. Qui pourrait expliquer…

— Qui sont ceux qu’il fallait avertir ? l’interrogea Garrity.

Dasein eut un hochement de tête.

— Je l’ignore – à moins qu’il ne s’agisse des gens qui avaient loué nos services pour cette étude de marché.

— Vous avez préparé une telle étude ?

— Je la terminerai sitôt que mon état me permettra de quitter l’hôpital.

— Vos blessures, poursuivit Garrity avec une note de colère dans la voix. « On a parlé de brûlures. Je ne comprends pas du tout…

— Un instant, je vous prie, coupa le Juge. « Les blessures du Dr Dasein n’ont rien à voir avec l’affaire sinon pour expliquer sa présence en un lieu précis à un moment donné. Nous avons des témoignages sur son état d’extrême faiblesse et sur le fait que le Dr Selador avait conduit le fauteuil roulant du Dr Dasein au solarium.

— Faible à quel point ? demanda Garrity. Et dangereux à quel point ?

Le Juge soupira, regarda Piaget, puis Dasein, puis à nouveau Garrity.

— Les faits qui entourent les blessures du Dr Dasein sont connus de tous à Santaroga, M. Garrity. Il y a eu plus d’une douzaine de témoins. Il s’est grièvement brûlé en sauvant la vie d’un homme. Le Docteur Dasein est en quelque sorte un héros à Santaroga.

— Oh. Garrity retourna s’asseoir et remit la page du journal de Selador dans sa serviette. Il était visiblement furieux, et vexé.

— Je me permets d’être extrêmement informel dans une enquête telle que celle-ci, dit Cos. Le Dr Dasein a posé une question sur le reste du contenu de cette page. Je confesse que ces données n’ont pour moi guère de sens, mais peut-être que… Le Juge laissa sa question en suspens, et porta son attention sur Garrity.

— Mes services ne peuvent ajouter que peu de choses, dit ce dernier. Il y a une référence à ce qui apparaît être un chiffre de population ; c’est ce qui est inscrit. Il y a une ligne… Il souleva la feuille. « Compagnie pétrolière vérifiée. Négatif. » Puis celle-ci, mystérieuse : Pas de maladie mentale. Hormis le paragraphe concernant le Docteur Dasein…

— Et le reste du journal ? demanda le Juge. Vos services l’ont-ils examiné ?

— Malheureusement, Mme Selador dit qu’elle a obéi aux dernières volontés exprimées par son mari et brûlé son journal. Il contenait, selon ses dires, des renseignements confidentiels sur des cas médicaux. Elle n’a mis de côté que cette feuille qu’elle nous a envoyée… Garrity haussa les épaules.

— J’ai bien peur que le seul homme qui puisse nous l’expliquer ne soit plus de ce monde, dit le juge. S’il s’agissait bien, toutefois, d’un recueil de données médicales concernant l’activité de psychiatre du Dr Selador, il me semble que dans ce cas le paragraphe en question pourrait s’expliquer de manière fort anodine : le terme dangereux peut avoir nombre d’interprétations dans un contexte psychiatrique. Il se peut même que l’interprétation du Dr Dasein fût la bonne.

Garrity opina.

— Avez-vous d’autres questions ? s’enquit le Juge.

— Oui, une encore. Garrity regarda Dasein. Un regard voilé, incertain.

— Êtiez-vous en termes amicaux avec le Dr Selador ?

Dasein déglutit.

— Il était… mon professeur… mon ami. Demandez à n’importe qui à Berkeley.

Une expression de frustration se dessina nettement sur le visage de Garrity.

Il sait, se dit Dasein. Et immédiatement, il se demanda ce qu’il pouvait bien savoir. Il n’y avait rien à savoir. Un accident. Peut-être savait-il les soupçons de Selador à propos de Santaroga. Mais c’était idiot… à moins que Garrity ne fût un autre de ces enquêteurs chargé de fouiner dans des choses qui ne le concernaient pas.

Dasein sentit sa vision se brouiller et, lorsqu’il considéra Garrity, vit le visage de l’homme se transformer en une tête de mort. L’illusion se dissipa lorsque Garrity hocha la tête et fourra la page du journal dans le porte-documents. Un sourire lugubre apparut sur ses traits. Il jeta un regard au Juge, haussa les épaules.

— Quelque chose vous amuse, M. Garrity ? demanda ce dernier.

Le sourire s’évanouit.

— Non Monsieur. Ma foi… Je me laisse parfois entraîner par mes propres idées… J’ai sans aucun doute conduit une malheureuse femme, MmeSelador à m’égarer sur une fausse piste.

L’enquêteur se rassit, et dit :

— Je n’ai plus d’autre question, monsieur.

Dasein eut un soudain éclair de lucidité : Garrity avait été effrayé par ses propres pensées ! Il avait soupçonné une vaste conspiration, ici même à Santaroga. Mais c’était trop fantastique. D’où, le sourire.

Le Juge d’Instruction était en train de clore l’enquête maintenant : un bref récapitulatif, tous les faits étaient notés… une allusion aux détails crus du médecin légiste – « blessures profondes à la tête, mort instantanée » – l’avertissement qu’une enquête de pure forme serait menée à une date à déterminer. M. Garrity désirerait-il revenir y assister ? M. Garrity pensait que non.

Dasein se rendit compte alors que tout ceci n’avait été qu’un spectacle monté à l’intention de Garrity, destiné à calmer ses doutes. De minuscules fragments de la conversation préalable entre Piaget et lui ressurgirent à l’esprit de Dasein, s’insérant dans le schéma général. Ils avaient été ensemble à l’école – à l’extérieur ! Bien entendu : de vieux copains, Larry et Bill. On ne soupçonnait pas de conspiration de vieux copains. Logique.

C’était donc terminé – mort accidentelle.

Un accident.

Garrity serrait la main du Juge Cos, puis celle de Piaget. Piaget pourrait-il venir à leur réunion de classe ? Si son cabinet ne le retenait pas trop… mais Garrity devait savoir ce qu’était la vie de médecin de campagne… Garrity comprenait.

— Ce fut une chose terrible, dit Garrity. Piaget soupira :

— Oui, une terrible tragédie.

Garrity était maintenant arrêté à la porte de l’antichambre, dans la queue qui s’agglutinait pour prendre l’ascenseur, au milieu d’un bourdonnement de conversation. Il se tourna et Dasein crut lire dans le regard de l’homme une perplexité pleine de colère.

À ce moment, Piaget se pencha vers Dasein et lui déroba la vue de la porte :

— On vous a mis à rude épreuve et j’aimerais bien que vous vous reposiez maintenant. Jenny va monter vous voir une minute, mais je ne veux pas qu’elle reste trop longtemps.

Il s’écarta.

La porte était restée ouverte. L’antichambre était maintenant déserte.

— Compris ? demanda Piaget.

— Oui… Jenny va monter.

Qu’avait-il lu dans le regard de Garrity ? Dasein se posa la question. C’était le regard d’un sauvage d’Afrique noire devant une cité resplendissante de l’homme blanc. Le regard d’un homme étrange, furieux… frustré… Si Meyer Davidson et les siens jetaient sur lui leur dévolu, Garrity ferait un enquêteur fort dangereux. Il suffirait alors de passer le pont, toutefois… s’il le fallait. Bien des choses pouvaient arriver à un homme, là-bas, dans le vaste monde. Dasein pouvait sentir Santaroga et s’apprêter à se tendre vers lui.

C’est pour cela que j’ai été choisi… songea-t-il. Tout comme Burdeaux… et les autres… quels qu’ils soient. La seule bonne défense, c’est l’attaque.

Une pensée préoccupante qui lui donna des frissons dans les jambes et dans l’estomac.

Pourquoi suis-je en train de trembler ?

Il essaya de retrouver l’idée qui l’avait ainsi perturbé, n’y parvint pas. Ce n’était qu’un trouble passager, sans importance, une ride fugace sur un lac qui sinon se calmait peu à peu. Dasein se laissa baigner et noyer par ses eaux calmes et vertes. Il se rendit compte alors qu’il était seul dans la chambre avec Jenny.

Le calme personnifié : avec ses yeux bleus au coin desquels se plissait une ride amusée, ses lèvres pleines et souriantes.

Elle portait une robe orange, un ruban orange noué dans ses cheveux bruns.

Jenny déposa un paquet sur la table de nuit, se pencha, l’embrassa – lèvres chaudes, sensation de paix profonde, de partage. Elle se sépara de lui, s’assit à ses côtés, lui prit la main.

Dasein ne l’avait jamais trouvée aussi belle.

— Oncle Larry dit que tu dois te reposer cet après-midi mais que tu pourras quitter l’hôpital dès samedi.

Dasein tendit la main, fit courir ses doigts dans cette chevelure douce comme la soie, si sensuelle.

— Pourquoi ne pas nous marier dimanche ?

— Oh, chéri !…

À nouveau elle l’embrassa, s’écarta, prit un air sérieux :

— Je ferais mieux d’arrêter là pour aujourd’hui. Nous ne voulons pas te fatiguer. Tressaillement de la fossette sur sa joue. « Tu dois être en pleine forme pour dimanche. »

Dasein attira sa tête contre lui, lui ébouriffa les cheveux.

— Nous pourrons avoir une des maisons du nouveau lotissement, murmura-t-elle. Nous serons près de Cal et Willa. Chéri, chéri, je suis si heureuse…

— Moi aussi.

Elle se mit à lui décrire la maison, le jardin, la vue…

— Tu en as déjà choisi une ?

— Je suis allée faire un tour là-bas, pour rêver, pour espérer…

Cette maison, c’était tout pour elle : c’était important pour une femme d’avoir un foyer convenable pour commencer sa vie avec l’homme qu’elle aimait. Il y avait même un vaste garage avec assez de place pour installer une boutique… et un labo.

Dasein s’imagina la voiture de Jersey Hofstedder installée dans le garage qu’elle avait décrit. C’était une pensée évocatrice de continuité, de contentement béat, de sagesse paysanne devant les bonnes choses et le ténia des vendanges.

Le paquet posé sur la table de nuit attira son attention.

— Qu’y a-t-il dans ce paquet ?

— Quel paquet ?

Elle leva la tête et se tourna pour suivre la direction de son regard. « Oh, ça ! C’est la bande, à la Coopé… ils t’ont préparé un colis de bienvenue. »

— Du Jaspé ?

— Bien entendu. Elle se rassit, rectifia l’ordonnance de sa chevelure.

Dasein se vit l’espace d’un instant en train de travailler à la chaîne d’empaquetage.

— Où vais-je travailler ?

— Oncle Larry te voudrait à la clinique. Mais avant, on va se prendre tous les deux un mois de lune de miel. Chéri… ça va être tellement long, jusqu’à dimanche.

À la clinique, songea Dasein. Plus comme patient, Dieu merci ! Puis il se demanda quel pouvait bien être le dieu qu’il remerciait. Une pensée curieuse, sans queue ni tête, suspendue comme un bout de ficelle dans les eaux vertes de son esprit.

Jenny se mit à défaire le colis ; il contenait une part de fromage doré, deux bouteilles de bière, des galettes de sarrasin, un pot blanc qui glouglouta lorsqu’elle le prit.

Il se demanda depuis quand on les avait exposés.

Dasein eut brusquement l’impression d’être un papillon enfermé dans une cage de verre, une petite chose qui voletait éperdument contre ses barrières, abandonnée et confuse.

— Chéri, je te fatigue. Jenny lui mit une main sur le front. Cela l’apaisa, le calma. Le papillon de ses émotions se posa sur une grosse branche verte ; la branche était attachée à un arbre robuste dont il percevait le tronc comme une part de lui-même – une source de force inépuisable.

— Quand te reverrai-je ?

— Je reviendrai demain dans la matinée.

Elle lui envoya un baiser, hésita, se pencha vers lui : souffle au doux parfum de Jaspé, effleurement des lèvres.

Dasein la contempla jusqu’à ce que la porte d’entrée se referme sur elle.

Une brève sensation d’angoisse l’effleura, impression vague d’avoir perdu contact avec la réalité, illusion que la chambre n’existait plus, maintenant que Jenny l’avait quittée. Dasein émietta le fromage, l’enfourna dans sa bouche et sentit la présence apaisante du Jaspé, sentit sa conscience s’épanouir, devenir ferme et docile.

Qu’est-ce que la réalité, après tout ? Elle est aussi finie qu’un morceau de fromage, et comme tout ce qui est limité, tout aussi corrompue par l’erreur.

Alors, il fixa fermement ses pensées sur la maison que Jenny lui avait décrite, s’imagina en train de franchir le seuil en la portant dans ses bras – sa femme… Il y aurait des cadeaux, du Jaspé offert par « la bande », des meubles aussi… Santaroga prenait soin des siens.

Ce sera une existence magnifique, se dit-il.

Magnifique… magnifique… magnifique…

 

FIN



[1] Variante américaine de la belote. N.d.T.

[2]Un peu plus de 98 000 kilomètres. N.d.T.

La barriere Santaroga
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